Le modèle "Payer ou Accepter" : entre innovation commerciale et violation du RGPD

Depuis l’entrée en vigueur du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) en 2018, les entreprises du numérique ont dû repenser leurs stratégies de collecte et de traitement des données personnelles. Face aux exigences de consentement libre et éclairé, une nouvelle approche a émergé dans le paysage numérique européen : le modèle “Payer ou Accepter” (Pay-or-Okay). Cette stratégie, initialement adoptée par les éditeurs de presse avant de s’étendre aux grandes plateformes technologiques, propose aux utilisateurs un choix binaire apparemment simple : soit consentir au traitement de leurs données personnelles pour la publicité ciblée, soit payer un abonnement pour accéder au service sans ce traitement.

Ce modèle, qui a été adopté notamment par des géants comme Meta pour Facebook et Instagram, soulève des questions fondamentales sur l’équilibre entre les droits des utilisateurs et les modèles économiques numériques. Bien que présenté comme une solution permettant aux utilisateurs de choisir librement leur niveau de protection des données, le “Pay-or-Okay” cache des réalités économiques et juridiques bien plus complexes.

L’analyse approfondie de ce modèle révèle des motivations qui dépassent largement la simple recherche d’un équilibre économique. Entre les coûts prohibitifs imposés aux consommateurs, les revenus marginaux générés pour les entreprises, et les questions de conformité au RGPD, le “Pay-or-Okay” apparaît davantage comme une stratégie de contournement réglementaire que comme une innovation respectueuse des droits fondamentaux. Cette problématique soulève des enjeux cruciaux pour l’avenir de la protection des données en Europe et la viabilité des modèles économiques numériques.

Pay-or-Okay

I. Les véritables motivations derrière le modèle “Pay-or-Okay”

Une stratégie de promotion déguisée

Contrairement aux justifications économiques avancées par ses promoteurs, le modèle “Pay-or-Okay” révèle des motivations bien différentes de celles officiellement proclamées. L’analyse des pratiques réelles montre que ce système fonctionne principalement comme un outil promotionnel sophistiqué pour les services d’abonnement. En effet, tous les modèles connus de “Pay-or-Okay” se présentent sous forme d’abonnements récurrents, facturant automatiquement les utilisateurs qu’ils utilisent ou non le service de manière intensive.

Cette approche transforme les bannières de consentement, initialement conçues pour respecter les droits des utilisateurs, en véritables outils marketing pour promouvoir des abonnements payants. Les entreprises détournent ainsi un mécanisme de protection des données pour en faire un levier commercial, créant une confusion délibérée entre consentement réglementaire et stratégie commerciale.

L’efficacité redoutable des “Dark Patterns”

Le “Pay-or-Okay” s’avère être l’une des manipulations les plus efficaces jamais conçues pour maximiser les taux de consentement. Alors que les techniques classiques de “Dark Patterns” manipulation (boutons de refus cachés, cases pré-cochées, interfaces trompeuses…) permettent d’atteindre des taux de consentement entre 65 et 85%, le modèle “Pay-or-Okay” propulse ces taux à 99% ou plus!

Cette efficacité redoutable s’explique par la pression économique exercée sur les utilisateurs. Face au choix entre payer des sommes souvent considérables ou accepter le traitement de leurs données, la quasi-totalité des utilisateurs optent pour la seconde option. Cette contrainte économique transforme le consentement en une décision par défaut plutôt qu’en un choix libre et éclairé.

Les dirigeants d’entreprises proposant ces services reconnaissent d’ailleurs ouvertement que l’intérêt principal réside dans cette augmentation majeure des taux de consentement, bien plus que dans les revenus directs générés par les paiements des utilisateurs. Cette approche révèle la véritable nature du modèle : un mécanisme de coercition économique déguisé en respect du choix de l’utilisateur.

Une opposition politique au RGPD

Au-delà des considérations commerciales, certains acteurs utilisent le “Pay-or-Okay” comme une forme de résistance politique au RGPD et à la Directive ePrivacy, qui n’a toujours pas été mise à jour du RGPD. Cette approche constitue une tentative de “hack juridique” visant à contourner des réglementations perçues comme contraignantes pour les modèles économiques traditionnels du numérique.

Cette dimension politique explique en partie l’adoption rapide du modèle par des secteurs entiers, malgré ses limites économiques évidentes. Il s’agit moins de trouver une solution viable à long terme que de créer une pression sur les régulateurs européens pour qu’ils assouplissent leurs exigences en matière de protection des données.

L’abandon définitif de la mise à jour de l’ePrivacy au RGPD par la Commission Européenne en février 2025 va aussi malheureusement dans ce sens.

II. L’impact économique disproportionné sur les consommateurs et les entreprises

Des coûts prohibitifs pour les utilisateurs

L’analyse économique du modèle “Pay-or-Okay” révèle une réalité choquante : les coûts imposés aux consommateurs pour refuser le consentement atteignent des niveaux totalement disproportionnés. Pour refuser le consentement sur les 100 sites web les plus visités dans les pays européens utilisant ce modèle, un utilisateur devrait débourser en moyenne 1 264 euros par an. En Allemagne, ce montant peut même atteindre 1 529 euros annuels, représentant environ 5% du revenu net moyen.

Ces coûts varient considérablement selon les pays et les sites. En France, refuser le consentement sur un seul site d’information coûte en moyenne 119,54 euros par an, tandis qu’en Italie, ce coût descend à 12,25 euros. Cependant, même ces montants “réduits” restent largement supérieurs aux revenus publicitaires réels générés par utilisateur.

La disproportion devient encore plus flagrante lorsqu’on compare ces coûts aux revenus publicitaires effectifs. En France, les utilisateurs paient environ 800% du revenu total de la publicité numérique par utilisateur pour refuser le consentement sur un seul site web. Cette différence astronomique démontre que les prix pratiqués n’ont aucun rapport avec les pertes économiques réelles subies par les éditeurs.

Une exclusion sociale sans états d’âmes

L’impact social du modèle “Pay-or-Okay” s’avère particulièrement préoccupant. Avec 21,6% des résidents de l’Union européenne menacés de pauvreté ou d’exclusion sociale, ces prix élevés créent de facto une discrimination économique dans l’accès à la protection des données. Le concept de “choix libre et éclairé” devient une fiction juridique pour une partie significative de la population européenne.

Cette situation crée un système à deux vitesses où seuls les utilisateurs aisés peuvent véritablement choisir de protéger leurs données personnelles. Pour les autres, le consentement devient une contrainte économique plutôt qu’un droit fondamental, transformant la protection des données en un privilège de classe.

Des revenus marginaux pour les entreprises

Paradoxalement, malgré les coûts élevés imposés aux utilisateurs, les revenus supplémentaires générés par le modèle “Pay-or-Okay” pour les éditeurs restent dérisoires. Les études montrent qu’un utilisateur génère environ 0,24 euro de revenus publicitaires par mois lorsque le suivi est activé. L’option payante, bien qu’elle génère un revenu plus élevé par utilisateur (3,24 euros par mois dans certaines études), n’est choisie que par 0,1% des utilisateurs.

Cette faible adoption de l’option payante conduit à une augmentation globale des revenus des éditeurs de presse de seulement 0,24% à 0,48% selon les estimations les plus optimistes. Ces chiffres démontrent que le “Pay-or-Okay” ne constitue pas une solution viable pour financer l’industrie médiatique, mais plutôt un revenu d’appoint marginal ou, plus probablement, une étape déguisée vers la conversion en abonnements premium.

La réalité des sources de financement médiatique

L’argument selon lequel les médias dépendent essentiellement de la publicité ciblée pour leur survie économique ne résiste pas à l’analyse factuelle. La publicité numérique ne représente qu’environ 10% des revenus de la presse européenne, et seule la moitié de cette publicité display est “programmatique” et nécessite des données personnelles. En réalité, seulement 5% ou moins des revenus des journaux et magazines proviennent du traitement des données personnelles à des fins publicitaires.

Les sources de revenus des médias sont en fait diversifiées : abonnements, ventes individuelles, publicité imprimée et numérique, événements, financement par les plateformes technologiques, subventions publiques, et commerce électronique. Cette diversification relativise considérablement l’importance de la publicité programmatique basée sur les données personnelles dans l’équilibre économique global du secteur.

De plus, près de la moitié de la publicité display en Europe fonctionne sans traitement de données personnelles (publicité contextuelle), et seulement 30% des internautes sont réellement exposés au ciblage en raison des bloqueurs de publicité et des paramètres par défaut des navigateurs modernes qui bloquent les cookies tiers.

III. L’incompatibilité juridique avec le RGPD et ses implications

La violation du principe de consentement libre et éclairé

L’analyse juridique du modèle “Pay-or-Okay” révèle une incompatibilité fondamentale avec les exigences du RGPD concernant le caractère “librement donné” du consentement. Le règlement européen exige explicitement que les personnes concernées disposent d’un “choix réel et libre” lorsqu’elles décident d’autoriser ou non le traitement de leurs données personnelles.

Or, les statistiques démontrent une distorsion massive entre les préférences réelles des utilisateurs et les taux de consentement obtenus par le “Pay-or-Okay”. Alors que les études indépendantes montrent que la volonté réelle de consentir au suivi publicitaire se situe entre 0,16% et 7% de la population, le modèle économique contraint génère des taux de consentement artificiels de 99% à 99,9%.

Cette différence de plus de 90% entre les souhaits authentiques des utilisateurs et les taux de consentement effectifs constitue une violation flagrante du principe de consentement libre. La pression économique exercée par les coûts prohibitifs de refus transforme le consentement en une décision subie plutôt qu’en une expression libre de la volonté individuelle.

L’incohérence avec la jurisprudence établie

La position des autorités de protection des données face au “Pay-or-Okay” révèle des incohérences troublantes dans l’application du RGPD. Ces mêmes autorités ont condamné de nombreux “dark patterns” bien moins coercitifs : cases pré-cochées, boutons de refus cachés ou grisés, interfaces trompeuses nécessitant quelques clics supplémentaires pour refuser le consentement.

Il apparaît logiquement incohérent d’interdire ces pratiques relativement mineures tout en tolérant un système qui exige des frais substantiels, un processus de paiement complet, et la souscription à un abonnement récurrent pour exercer le même droit de refus. Cette différence de traitement soulève des questions fondamentales sur l’égalité d’application du droit européen et la cohérence des décisions réglementaires.

Le problème du retrait du consentement

L’article 7, paragraphe 3, du RGPD établit un principe fondamental : le retrait du consentement doit être aussi facile que son octroi initial. Cette exigence vise à garantir que les utilisateurs conservent un contrôle effectif et permanent sur leurs données personnelles.

Le modèle “Pay-or-Okay” viole systématiquement ce principe. Un utilisateur qui aurait initialement consenti peut difficilement retirer ce consentement sans engager des frais d’abonnement souvent considérables. Cette asymétrie dans la facilité d’octroi et de retrait du consentement constitue une violation directe du RGPD et prive les utilisateurs d’un droit fondamental.

L’incohérence réglementaire entre secteurs

L’une des critiques les plus pertinentes du régime actuel concerne l’incohérence dans l’application des règles selon les secteurs d’activité. L’European Data Protection Board (EDPB, l’autorité de contrôle européenne qui chapeaute les autorités nationales comme la CNIL en France) a explicitement jugé illégal le modèle “Pay-or-Okay” pour les grandes plateformes en ligne, notamment dans le cas de Meta, tout en tolérant implicitement son utilisation par d’autres secteurs.

Cette différenciation manque de justification juridique solide. Les principes du RGPD, notamment l’exigence de consentement libre, s’appliquent de manière uniforme à tous les responsables de traitement, quelle que soit leur taille ou leur secteur d’activité. Un consentement obtenu sous contrainte économique ne devient pas plus libre selon que l’entreprise concernée opère dans les médias, les télécommunications, la banque, ou l’aviation.

Cette incohérence réglementaire crée une insécurité juridique préjudiciable à tous les acteurs économiques et sape la crédibilité du système européen de protection des données. Si le principe de consentement libre est fondamental, il doit s’appliquer universellement, sans distinction sectorielle arbitraire. Sinon, le risque est grand que des groupes comme Meta ne puissent être finalement condamnés, en arguant simplement que d’autres peuvent pratiquer librement le “Pay-or-Okay” en Europe…

Conclusion

L’analyse approfondie du modèle “Pay-or-Okay” révèle un système qui, sous l’apparence d’un respect du choix de l’utilisateur, constitue en réalité une manipulation sophistiquée des mécanismes de protection des données personnelles. Loin d’être une innovation équilibrée conciliant les intérêts économiques et les droits fondamentaux, ce modèle représente une tentative de contournement du RGPD par la coercition économique.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : des coûts prohibitifs pour les consommateurs qui peuvent atteindre plus de 1 500 euros par an, des revenus marginaux pour les entreprises ne dépassant pas 0,5% d’augmentation globale, et des taux de consentement artificiellement gonflés à 99% alors que les préférences réelles des utilisateurs se situent sous les 7%. Cette distorsion massive entre la réalité économique et les justifications avancées démontre la nature fallacieuse des arguments en faveur du “Pay-or-Okay”.

Sur le plan juridique, l’incompatibilité avec le RGPD apparaît évidente. Le principe de consentement libre, pierre angulaire de la réglementation européenne, ne peut être respecté lorsque l’alternative au consentement implique des coûts financiers substantiels et récurrents. Cette violation est d’autant plus flagrante que les autorités de protection des données condamnent simultanément des pratiques bien moins coercitives, créant une incohérence réglementaire préjudiciable à la sécurité juridique.

L’avenir du modèle “Pay-or-Okay” dépendra largement de la capacité des régulateurs européens à appliquer de manière cohérente et uniforme les principes du RGPD. Une approche fragmentée, distinguant artificiellement les grandes plateformes des autres acteurs économiques, risque de vider de sa substance la protection des données personnelles en Europe. La crédibilité du système européen de protection des données exige une application uniforme des principes fondamentaux, sans distinction sectorielle injustifiée.

Au-delà des considérations juridiques, le débat autour du “Pay-or-Okay” soulève des questions sociétales fondamentales sur l’accès équitable aux droits numériques. Dans une société où l’exclusion numérique recoupe souvent l’exclusion sociale, la création d’un système à deux vitesses pour la protection des données personnelles risque d’aggraver les inégalités existantes. La protection des données ne peut devenir un privilège économique sans remettre en cause les fondements démocratiques de l’Union européenne.

L’enjeu dépasse donc la simple conformité réglementaire pour toucher aux valeurs fondamentales de la société numérique européenne. Face à ces défis, seule une approche cohérente, équitable et véritablement respectueuse des droits fondamentaux permettra de préserver l’équilibre délicat entre innovation économique et protection des citoyens dans l’écosystème numérique européen.

Source: noyb’s Pay or Okay report: how companies make you pay for privacy

Article réalisé avec l’assistance de l’IA Claude 4 Sonnet d’Anthropic


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Publié le 29 juillet 2025